4 jours dans l’écosystème des entreprises sociales en Tunisie
Par Félix Beaulieu, co-fondateur On Purpose Paris, membre du Bureau du Mouves
J’ai eu la chance d’être invité à Tunis par Enactus Tunisie début avril 2018 à une conférence pour inspirer les 300 participants aux programmes locaux d’Enactus à devenir comme moi des entrepreneurs sociaux. On peut dire que le panel était beau, inspirant, et l’accueil de grande qualité. A cette occasion j’en ai profité pour interroger des entrepreneurs, consultants et dirigeants d’organisations à impact local sur le paysage et l’actualité des entreprises sociales en Tunisie.
Parmi eux :
- Khaoula Boussama, DG Enactus Tunisie
- Asma Mansour, Fondatrice du TCSE — Tunisian Center for Social Entrepreneurship, Fellow Ashoka
- Rachid Abidi, Directeur Général Lab’ESS
- Leila BEN GACEM, General Manager de Blue Fish, Fellow Ashoka
- Akrem HADDED, Consultant Banque Mondiale, Entrepreneuriat & Entrepreneuriat Social
- Wassim BEN LARBI, journaliste chez Radio Express FM
- Elyes Hachana, Program Manager Enactus Tunisie
- Les nombreux étudiants impliqués chez Enactus Tunisie
- Ali Karkour, Founder & General Manager de Tazar
J’ai choisi de partager ces 4 jours dans l’écosystème des entreprises sociales en Tunisie, avec des exemples choisis, qui reflètent bien sur une partie de la réalité et quelques analyses. Certaines des citations sont reformulées pour simplicité de lecture. J’ai trouvé préférable de maintenir les noms anonymes. J’ai également fais quelques lectures sur internet.
L’entrepreneuriat même classique est encore peu développé, par contre il y a beaucoup d’artisans et de petits commerçants :
J’ai rapidement entendu que « Beaucoup de gens rêvent de devenir fonctionnaire, pour la sécurité et la qualité de la vie ».
« Un entrepreneur est déjà un extraterrestre ici » « Le premier sujet c’est de développer l’entrepreneuriat ».
Mes rapides échanges m’ont donné l’impression qu’il faut absolument développer une culture entrepreneuriale locale. Je demande donc à un de mes interlocuteurs si les très nombreux artisans et petits commerçants présents en Tunisie ne constituent pas un terreau fertile pour développer cette culture entrepreneuriale.
« Oui il y a beaucoup d’artisans mais ils font souvent leur travail de façon mécanique, répétant des techniques du passé, sans l’éducation nécessaire pour avoir une vision stratégique de développement.» « Le plus efficace vraiment c’est ce que fait par exemple Enactus : prendre des jeunes étudiants engagés et les former à l’entrepreneuriat »
« Créer de l’emploi c’est de l’entrepreneuriat social »
Cette situation amène la définition locale de “l’entrepreneuriat social” à s’élargir, considérant que dans un contexte de fort chômage, le fait de créer sa propre entreprise a « déjà un impact très fort car on s’autonomise financièrement, on peut changer de standing et par exemple demander un raccordement à l’eau » dont bénéficiera toute sa famille. « De toute façon ici si tu fais des systèmes innovants d’accès à l’eau cela ne marche pas, les gens ne respectent pas le processus, il faut mieux que chacun puisse profiter des approches éprouvées et obtenir le raccordement lui même »
L’entrepreneuriat social au sens strict se développe tout de même rapidement, en particulier depuis la révolution de 2011.
Les projets où les secteurs agricoles et d’artisanat sont sur-représentés reflètent le tissu économique local :
« Cela a beaucoup changé depuis quelques années, cela progresse vite mais reste un petit écosystème »
J’ai eu l’impression que les entreprises sociales ici ont souvent pour objectif de monter dans la chaîne de valeur pour y permettre une plus juste répartition des profits vers les producteurs primaires, les agriculteurs ou les artisans, ou tout simplement pour compléter les trous dans ces chaînes de valeur. Traditionnellement en effet, les agriculteurs ou artisans vendent à bas prix des produits simples à des intermédiaires qui empochent la majorité de la marge ; de plus ils innovent peu sur leurs produits, la technologie employée ou leurs services, ce qui les éloignent des besoins changeants des marchés.
Dans l’agriculture, des entreprises sociales qui visent à soutenir les agriculteurs vont faire une partie de la transformation, du packaging et créer une marque au lieu de juste vendre la matière première. Ce faisant elles vont également rémunérer plus justement les agriculteurs et/ou les former à des techniques modernes et plus productives. C’est l’exemple de Tazart qui a appris aux paysans à faire sécher de délicieuses figues, et y appose juste une marque avec une faible commission, pour les vendre à l’export aux consommateurs finaux.
Dans l’artisanat, des entreprises sociales vont accompagner des artisans à faire des produits plus haut de gamme, et/ou à les exporter (ce qui aide à compenser la baisse du tourisme suite aux attentats) ou à créer des expériences clients plus qualitatives dans des showrooms locaux tel qu’un concept store sur l’artisanat dans le nouveau quartier branché de la Médina. Enfin de nombreuses entreprises sociales, telles que Kolna Hifra visent tout simplement à susciter des vocations d’artisans, en particulier chez les femmes et dans certaines régions.
Les projets présentés par les étudiants d’Enactus comportaient plus d’innovation et/ou de technologies récentes que les entrepreneurs sociaux établis.
Lors d’un atelier de pitch et d’intelligence collective auquel j’ai participé, j’ai pu constater une plus grande diversité de projets, par exemple :
- Marmouat Zero Déchets : mise en place progressive de l’ensemble du dispositif de recyclage avec tri par les habitants, collecte par la municipalité et 3 sociétés de recyclages spécialisées
- Job Now : Application digitale pour que les étudiants trouvent facilement des jobs en free-lance / temps partiel
- In Touch : Des bracelets portés par les malades d’Alzheimer pour intervenir rapidement en cas de chute, éloignement du domicile
- Agricup : agriculture verticale en ville, pour remplacer la perte des terrains agricoles
Parmi les difficultés locales, on identifie des projets purement entreprises sociales encore peu nombreux et un besoin de recruter des profils qualifiés :
« Pour motiver des entrepreneurs sociaux il faut pratiquement susciter les deux envies en parallèle, celle d’entreprendre et celle d’avoir un impact. »
« Parmi eux certains doivent aller vers plus d’impact social, d’autres vers plus de business. On les accompagne pour cela »
« Concrètement les incubateurs s’adaptent et prennent les gens là où ils sont, préférant des profils un peu plus solides de 30–40 ans »
« Il y a bien un début d’impact investing mais pas assez de projets sur lesquels investir. »
« La principale difficulté que je rencontre pour mon entreprise sociale c’est de recruter des personnes compétentes » Peut-être un jour des programmes types Programme Associé On Purpose à Tunis ?
Quand aux PME responsables ou autres démarches RSE innovantes, il semble que ce ne soit « pas encore des sujets de conversations ou d’initiatives très élaborées ».
Les outils, le paysage institutionnel et législatif sont en plein changement :
Il semble que les gouvernements qui se succèdent fassent avancer le sujet :
« Le gouvernement travaille avec l’Agence Française du Développement (AFD) pour voir ce qui a été fait en France avec la loi ESS Hamon de 2014 et voir ce qu’on pourrait amener en Tunisie. La mission est en cours en ce moment même.»
“La structuration en Conseil Supérieur de l’Économie Sociale et en Chambres Régionales de l’Economie Sociale et Solidaire (Cress) qu’il y a en France pourrait être reprise ici. Je ne suis pas sur que ce soit une excellente idée. »
« Le développement de l’entrepreneuriat social correspond aussi à la volonté de décentralisation et de développement régional en cours dans le pays »
« Ici les coopératives sont complètement discréditées. Elles étaient souvent proches de l’ancien régime et ont maintenant une très mauvaise image. C’est dommage car d’un point de vue juridique c’est un super outil. Je me demande s’il ne faudrait pas juste les relancer avec un nom différent. »
« Il faudrait aussi former les fonctionnaires. Pour beaucoup une association ne doit pas faire de revenus, ce qui est légalement faux » « Certains fonctionnaires peuvent te dire que tu fais trop de revenus, et là tu es parti pour des mois/années de procédures inutiles. »
Des acteurs internationaux clés viennent d’arriver ou renforcent leur activités :
Parmi les mécènes et investisseurs : Coopération Internationale Allemande -GIZ, prix Orange, Konrad-Adenauer-Stiftung, l’Agence Française de Développement -AFD, la Banque Africaine de Développement -BAD- qui a son siège à Tunis et s’intéresse maintenant aux entreprises sociales.
Parmi les structures d’accompagnement : premiers Fellows Ashoka depuis 2010, Enactus en 2009–2012, le LabESS depuis 2013, ouverture du Yunus Business Center Tunisie en 2014 et enfin premières rencontres de la plateforme Convergences en mai 2018.
Au final un véritable début de momentum à renforcer :
Je ne voudrais pas donner de conseils, en ayant seulement glané ici et là quelques éléments du puzzle local.
Je retiens tout de même ces éléments forts de limites sur :
- la culture entrepreneuriale à créer, et que création d’emploi via l’entrepreneuriat est parfois considéré avec des critères larges, comme de l’entrepreneuriat social.
- les nombreuses entreprises sociales qui soient sur la progression dans les chaines de valeurs, ou une meilleure distribution sur ces chaines de valeurs.
Sur ces morceaux de conversations restitués, étaient-ce mes interlocuteurs ou nos échanges qui étaient particulièrement critiques? Ou est-ce effectivement la situation locale qui est difficile?
Dans l’ensemble il me semble qu’il y ait malgré toutes ces difficultés un vrai début de momentum en Tunisie, un écosystème bourdonnant, des étudiants de plus en plus sensibilisés, des mécènes prêts à le financer et des partenariats internationaux qualitatifs qui se mettent en place. J’ai rencontré plein de personnes très compétentes en engagées. J’espère en voir plus quand je reviendrais !
Il faudra pour cela bien sur continuer ces dynamiques, renforcer une culture entrepreneuriale et dès le début y diffuser les valeurs et modèles des entreprises sociales. Rapidement il faudra que les grandes entreprises s’y mettent aussi.
Pour les entreprises sociales et l’ESS spécifiquement je serais curieux de suivre deux sujets à court/moyen terme : 1/ la diffusion des innovations en régions, 2/ cette idée originale de re-lancement d’un modèle juridique type coopérative avec un nom différent.
Rachid Abidi, Directeur Général Lab’ESS
Ecrit par Félix Beaulieu, co-fondateur On Purpose Paris, membre du Bureau du Mouves.