On-Purpose

Les cadres répondent à l’appel d’air de l’économie sociale

Les cadres qui se laissent aspirer par cet appel d’air sont en quête de renouveau. Ils souhaitent, bien sûr, donner du sens à leur travail, mais recherchent aussi « un autre modèle, un mode de relation différent dans les rapports humains ». ANTOINE MOREAU-DUSSAULT

Article original paru dans LE MONDE | 03.05.2016 à 11h34 | Par François Desnoyers.

C’est un sentiment paradoxal. D’un côté, Aline (les prénoms ont été modifiés) a « adoré » les missions que lui a confiées le grand groupe où elle a travaillé près de vingt ans. De l’autre, cette spécialiste du financement reconnaît s’être épuisée « dans la course aux parts de marché ». « A mon retour d’une parenthèse à l’étranger, j’ai dû faire face à un doublement du volume de travail . On m’a dit que personne ne pouvait m’assister. Ce n’était plus tenable. » Symptômes d’hyper- vigilance, burn-out : atteinte dans son psychisme, elle allait, progressivement, reconsidérer son parcours professionnel.

Profitant d’un congé individuel de formation , elle s’inscrit, quelques mois plus tard, dans un master 2 consacré à l’économie sociale et solidaire (ESS). Puis elle quitte l’entreprise, à 45 ans, pour tenter l’aventure entrepreneuriale dans les circuits courts alimentaires.

L’appel de l’ESS chez les cadres ? « Une tendance lourde », assure André Dupon, président du Mouvement des entrepreneurs sociaux. Il en veut pour preuve l’organigramme de sa société, spécialisée dans l’insertion, Vitamine T : « Sur les 40 cadres du top ou middle management , 34 proviennent du secteur privé traditionnel. »

Ce qui est vrai pour un grand groupe de 3 000 salariés comme Vitamine T l’est aussi pour des acteurs plus modestes. Un mouvement général s’observe dans le secteur de l’économie sociale, qui va de pair avec sa professionnalisation.

« Ses structures cherchent à monter en compétence, notamment en recrutant des cadres du privé », indique Pierre Lamblin, directeur du département études et recherche de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC). « Nous avons dû muscler nos capacités en ressources humaines, confirme M. Dupon. Idem, par exemple, pour la recherche de fonds : nous sommes confrontés aux mêmes exigences que les autres entreprises . »

« Gestion “démocratique” et “humaine” »

« Un parcours long et exigeant »

Les besoins humains sont d’autant plus importants que les associations ou les coopératives, qui représentent la majorité des organisations de ce secteur, vont faire face, dans les années qui viennent, à de nombreux départs à la retraite (plus de 600 000 salariés d’ici à 2020).

Les cadres qui se laissent aspirer par cet appel d’air sont en quête de renouveau. Ils souhaitent, bien sûr, donner du sens à leur travail, mais recherchent aussi « un autre modèle, un mode de relation différent dans les rapports humains », explique M. Lamblin. Une étude, menée en octobre 2015 par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), en partenariat avec l’APEC, détaille leurs motivations : « L’[ESS] est, avant tout, associée [chez eux] à un projet global de société, une forme de gestion “démocratique” et “humaine” des organisations. » Un regard souvent construit en opposition à la vision qu’ils ont de leur propre entreprise.

Ce changement de cap résulte d’un « désir qui s’est construit très progressivement », explique Aline. Il découle d’aspirations personnelles (environnementales, sociétales…), mais c’est souvent une question liée au management ou à l’organisation de l’entreprise qui va constituer le déclic précipitant le départ du cadre.

Elodie, 31 ans, a, ainsi, dès le début de sa carrière, été confrontée à des expériences professionnelles qui ont renforcé sa volonté de trouver un encadrement « bienveillant ». « J’ai notamment travaillé dans un groupe agroalimentaire où il existait un décalage entre le discours hypocrite du service RH, qui parlait de bien-être , et la réalité faite de pression, d’horaires tardifs… », explique-t-elle. Elle saisira, deux ans plus tard, une opportunité pour rejoindre une fondation.

Qu’en est-il, une fois le pas franchi ? Pour Elodie, « certains peuvent être déçus en pensant qu’ils vont arriver dans le monde des Bisounours ». « Ce n’est pas le cas : on observe que les ambitions s’expriment aussi dans une fondation, que des ruptures conventionnelles tendues ont lieu… Mais, dans l’ensemble, j’apprécie l’attention portée aux conditions de vie au bureau. Lorsqu’une charge conséquente de travail survient, je sens de la solidarité autour de moi. »

En s’engageant dans l’ESS, la plupart des cadres ne pêchent toutefois pas par naïveté excessive, estime Valérie Cohen-Scali, professeur en psychologie au CNAM : « Ils désirent un autre environnement de travail, mais savent bien que tout n’est pas merveilleux pour autant. » Ils jugent aussi, pour la plupart, que « rejoindre (…) l’ESS [est] un parcours long et exigeant : il faut s’acculturer au secteur, en comprendre les codes, en cerner les enjeux et les spécificités et, surtout, y développer un réseau relationnel », relève l’étude du CNAM.

Des sujets abordés par les nombreuses formations supérieures sur l’économie sociale qui se créent aujourd’hui. Plusieurs ciblent d’ailleurs les cadres en reconversion, comme l’association On Purpose (http://onpurpose.fr/) qui propose des immersions dans des structures de l’ESS. Certains des cours qu’elle dispense visent notamment à détailler les spécificités des acteurs du secteur, « leur savoir-faire et leur savoir-être ».

« Finalement, certaines greffes ne prennent pas », reconnaît toutefois un entrepreneur social . D’autres cadres, au contraire, réussissent leur intégration. Ils se disent satisfaits tant d’une quête de valeur réussie que d’un meilleur équilibre entre vies professionnelle et privée. « Mais ils gardent à l’esprit un point faible : le salaire. Certains cadres ne perçoivent qu’un tiers de leur précédente rémunération », souligne Mme Cohen-Scali. A long terme, le danger est bien là : « Les associations doivent avoir conscience qu’ils risquent de partir , si elles ne parviennent pas à leur proposer des perspectives d’évolution. »