On-Purpose

‘S’organiser autrement’? (2/2)

De la théorie à la pratique : l’exemple d’Enercoop (2/2)

Il y a quelques jours vous avez pu lire la première partie de l’entretien d’Anne-Sophie Michel avec Mohamed Sifaoui d’Enercoop, au sujet des expériences de gouvernance partagée menées par la coopérative.

Retrouvez ci-dessous la suite de l’entretien qui vous donne des exemples concrets de ce que veut dire ‘s’organiser autrement’.

Concrètement, comment cela se passe chez Enercoop, qu’est ce qui est différent d’ailleurs ?

Partons d’un exemple : le Cercle de Rémunération. Comme partout ailleurs, les salariés d’Enercoop se questionnent sur la problématique de rémunération : critères de différenciation de salaires ? Avantages extra-salariaux ? Regard sur les pratiques salariales ? Etc.

Un chantier a été lancé il y a plus de 2 ans (et se poursuit aujourd’hui) afin d’élaborer une politique et une grille salariale avec un souci important d’intégrer les salariés dans la réflexion.

Pour cela, et contrairement à d’autres entreprises où cette politique est faite par la DRH, la DAF et le DG, une instance (dite Cercle de Rémunération) a été constituée avec une intention d’équivalence — avec forcément une différence entre intention et réalité — incluant le DG, la DRH, et des personnes représentant les salariés.

Durant l’année d’élaboration de cette nouvelle politique de rémunération, il y avait également des plénières avec tous les salariés : le Cercle présentait des éléments de réflexion et les salariés l’aidaient, on dit qu’ils le “nourrissaient”. Au-delà d’un aspect démocratique, le Cercle avait besoin d’être challengé par un plus grand nombre, il faisait appel à l’intelligence collective.

C’est de cette manière qu’on a finalisé cette politique de rémunération ; qui est aujourd’hui appliquée par le Cercle lui-même et qui commence à être remis en question dans une démarche d’amélioration continue — en lien avec des réalités d’application.

Le Cercle est composé aujourd’hui du DG, de la DRH, d’un membre de la DUP et d’un représentant par pôle qui est élu par une Élection sans candidats (un processus d’élection dit “d’intégration”, permettant de discuter de la fonction, des qualités requises pour celle-ci avant de désigner (sans qu’il y ait de candidat) une personne pour la porter — ce processus participe à l’ancrage de la confiance dans un groupe).

Voici quelques exemples d’orientations majeures prises par le Cercle :

1. Définition d’un salaire minimum qui corresponde à la réalité de la vie à Paris

2. Transparence sur les salaires

3. Qu’il y ait un rapport de 1 à 3 (maximum) entre le plus bas salaire et le plus haut.

Autre exemple : certains services s’organisent en s’inspirant du modèle de l’holacratie.

Ils organisent des réunions hebdomadaires de “triage” qui sont des réunions opérationnelles. Les équipes posent des éléments de tension qui peuvent avoir lieu entre un rôle (porté par exemple par une personne) et un ou plusieurs autre rôles. Une tension étant un besoin concret, qui peut parfois générer des émotions. Parler de tension, c’est accepter l’arrivée de ces émotions. En plus d’être un processus qui permet de répondre à certains dysfonctionnements du quotidien, il permet d’éviter d’en arriver à des conflits ou des dysfonctionnements trop profonds.

C’est bien utile pour appréhender la complexité du travail et agir avec une logique de petits pas.

Au sein d’Enercoop, ce n’est pas uniformisé. Il y a des pratiques diverses et variées. Chacun met en place ce qui lui paraît le plus pertinent. On a une chaîne de valeurs complexe (des métiers très diversifiés) en tant que fournisseur d’électricité renouvelable et en statut coopératif. Il y a donc des pratiques, des managers ou des groupes de personnes qui s’emparent de méthodes, qui les testent…mais il n’y a pas de volonté d’uniformiser. Il y a plutôt une volonté de mettre en lumière les bonnes pratiques et de les répliquer, les tester. Pour résumer, nous savons que nous ne savons pas comment faire, alors nous tentons d’apprendre et restons curieux.

                                

Comment est géré le rôle de manager par rapport à un système plus classique ?

Il y a un enjeu de faire monter en compétence les managers pour que la coopération et l’intelligence collective ne soient pas court-circuitées à cet endroit là. On pourrait dire que le manager a, dans ses missions, une responsabilité à ne pas être un court-circuit. Il faut alors l’accompagner et c’est une responsabilité à la fois collective et de l’employeur : amener le manager à cultiver la coopération.

Qu’en est-il de la prise de décision ? On entend parfois : c’est tout le monde qui décide de tout.

Il y a la théorie et il y a la pratique. Dans la théorie, on oeuvre à créer un climat de confiance, à permettre l’ouverture à l’intelligence collective, et à se donner les moyens d’aller vers la coopération et la décision partagée.

‘Partagée’ ne signifie pas que la prise de décision doit faire consensus. La défiance n’est donc jamais très loin. Je constate une dérive qui va dans le sens de la question : l’invocation d’un non-respect de la “gouvernance partagée”, comme on dirait qu’il y a un Bien et un Mal — avec forcément celui qui dit cela qui se considère détenteur du Bien. En résultent des conflits certains. À cela s’ajoutent des tendances de reproduction du triangle dramatique (persécuteur / victime / sauveur).

Tout cela est une dérive possible, une faille intrinsèque au processus d’apprentissage que nous menons.

Pour revenir à la question, à Enercoop il y a plusieurs moyens de décider. Mais lorsqu’on parle de décision, il faut s’en poser d’autres : décider de quoi ? et en quoi décider ensemble est important selon les sujets ? Y a-t-il toujours besoin de formaliser des décisions ? Je ne crois pas qu’il y ait une seule réponse à ce type de questions.

Plus concrètement, nous pratiquons la gestion par consentement (GPC), l’Élection sans candidats (ESC) mais aussi la Sollicitation d’Avis ou encore la décision informelle de groupe. Ce qui n’empêche pas que des décisions unilatérales et — fonctionnellement — hiérarchiques soient prises.

D’autres écueils possibles : le contrôle, l’insatisfaction permanente par rapport à une décision jamais parfaite, le tabou sur le fait de ne pas arriver à prendre une décision, etc.

Ce que tu dis amène la question de la responsabilisation de chacun, or cela ne va pas de soi.

La question qui vient naturellement c’est comment on crée un environnement facilitant la prise de responsabilité et d’initiatives. Il faut créer un cadre de confiance, de possibilités de créer, des espaces de parole avec son manager, des instances transversales… On n’a pas encore suffisamment répondu à cette problématique.

Il y a plein de choses qu’on n’a pas encore explorées.

Justement quels sont les projets en cours ?

Il y a un travail sur la Communication Non Violente (CNV). Un groupe a été formé et l’idée est de proposer a minima une formation d’une journée à tous les salariés.

Par ailleurs, il y a des réflexions sur la Gestion du Conflit, y compris avec des processus de médiation internes.

Voilà 2 exemples de chantiers concrets !

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                                           Mohamed Sifaoui & Anne-Sophie Michel

Quelles sont les clés de la réussite selon toi? (même si c’est toujours un processus continu)

Une première clé serait la volonté du DG de construire cet environnement d’intelligence collective et de coopération; puis la volonté des salariés (et si possible par une partie importante du groupe) d’en être. Voilà deux choses qui me paraissent très importantes.

Et troisièmement, il me semble important qu’il y ait un accueil favorable à l’authenticité (de Soi et de l’Autre).

Concrètement, quel est le changement le plus impactant de la mise en place de cette gouvernance ?

Nous vivons — au moins — 2 changements en même temps. D’abord un changement d’échelle, de taille de coopérative (nous sommes passés de 25 à 100 en moins de 5 ans) ; et puis il y a un changement dans le vocabulaire et la pratique du Faire-Ensemble au quotidien. L’un dans l’autre ne permet pas bien de situer ce qui est de l’ordre d’un avant et d’un après. Le changement lié au “Quoi” (se développer) aurait peut-être abouti à une perte de sens et de valeurs s’il n’y avait pas un changement lié à un “Comment” (mieux coopérer au quotidien). Mon intuition me dit que ces deux changements ne peuvent s’effectuer qu’ensemble, et que chacun est peut-être au service de l’autre finalement.

Le risque de perte de valeurs était-il réel ?

C’est dur de le percevoir. J’ai le sentiment que lorsque une entreprise se développe et que son nombre de salariés augmente, cela l‘amène à faire des choix parfois durs à concilier avec certaines valeurs initiales. Notamment lorsque ces décisions sont prises par une minorité de personnes impliquées.

Mais il me semble qu’il y a deux risques et non pas un seul : on parle notamment de ‘double dégénérescence’ des entreprises démocratiques / coopératives : 1 — une dégénérescence de la démocratie et des valeurs du projet initial ; 2 — une dégénérescence économique (faillite) liée à une efficacité opérationnelle réduite par des temps démocratiques inadaptés. À mon sens, le défi sera de trouver la troisième voie.

Que conseillerais-tu aux organisations ESS qui veulent s’engager dans cette démarche?

Je leur conseille de commencer! Chaque jour est un commencement.

Commencer à s’interroger, à pratiquer, à s’inspirer, à lire…mais beaucoup à pratiquer en groupe, à vivre des temps de groupe, à accueillir les émotions que provoquent le groupe.

Je pense que c’est le plus important : reprendre contact avec l’humain et accueillir les émotions qui vont avec.

Un grand merci Mohamed pour ton temps !